En Virginie : Épisode de la guerre de sécession
Mémoires de Dolly Morton (Chapitre XIII)
Auteur : Jean de Villiot
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Jean de Villiot, Mémoires de Dolly Morton, in En Virginie (Épisode de la guerre de sécession, précédé d’une étude sur L’Esclavage et les punitions corporelles en Amérique, et suivi d’une Bibliographie raisonnée des principaux ouvrages français et anglais sur la flagellation), Éd. Charles Carrington, Paris, 1901, pp. 1-186.
Tant qu’il me fut possible d’apercevoir la bonne Miss Dean, je lui envoyai des baisers ; puis lorsqu’un tournant de la route l’eut dérobée à mes yeux, je me pris à pleurer amèrement. J’avais perdu la seule amie que j’eusse vraiment aimée.
Le cheval était un bon trotteur et les trois milles qui nous séparaient de l’habitation de Randolph furent rapidement franchis. Nous arrivâmes devant une grille de fer que deux nègres ouvrirent pour nous laisser pénétrer dans une avenue ombragée de beau arbres. La voilure s’arrêta enfin devant le perron d’une élégante maison précédée d’une large terrasse en pente douce et d’une immense pelouse très soignée au milieu de laquelle bruissait une fontaine.
Plusieurs nègres se précipitèrent au-devant de nous et pendant que deux d’entre eux s’emparaient du cheval, les autres ouvraient la porte de la maison.
Randolph m’enleva dans ses bras, puis, traversant un grand hall très luxueux, me déposa dans une chambre meublée avec goût. Là, Dolly, me dit-il, vous êtes maintenant chez vous, à l’abri des lyncheurs.
Il sonna. Une quarteronne répondit aussitôt à son appel. C’était une grande belle femme, coquettement vêtue d’une robe de coton à ramages ; elle portait des manchettes et un col très blancs ; un bonnet, remplaçant le traditionnel madras, emprisonnait ses cheveux.
Elle me regarda attentivement sans cependant exprimer la moindre surprise. Dinah, lui dit son maître, cette dame vient d’être victime d’un assez grave accident. Portez-la dans la chambre rose, et soignez-la avec zèle. Vous m’avez compris ?
Oui, maître.
Puis, s’adressant moi : Je vais aller dîner, ajouta-t-il, mais Dinah aura le plus grand soin de vous ; je crois que ce que vous avez de mieux à faire est de vous coucher. Ne Craignez rien, vous ne serez nullement troublée cette nuit.
Je compris la signification de ces dernières paroles, mais je ne répondis pas, encore trop étourdie. La rapidité avec laquelle ces tragiques événements s’étaient déroulés m’avaient à demi troublé la raison. Dinah vint à moi et m’enlevant dans ses bras robustes, comme elle eût soulevé un enfant, me porta après avoir monté un immense escalier, dans une chambre à coucher, très élégamment meublée, puis elle m’étendit doucement sur le lit.
Elle ferma la porte, et revenant près de moi, me regarda avec douceur : Mo qu’a connaît qui vous êtes, dit-elle. Vous qu’étiez bonnes Mam’zelles même, qu’aidez pauv’ négros marrons à gagner libertés. Tous négs connaît bien vous-mêmes, dans plantation, mais n’a pas êt’ nég’ dénoncé vous. Mo savé que Lynchers fotté vous joud’hui. Quoiqu’a fait à vous ? Vous fotté et assir su baton pointu ? Vous dire à ma, ça qu’a miçants fait à vous, mo bien aimer vous pour ça qu’a fait a negs marrons.
La sympathie de cette esclave me toucha vivement et je lui racontai en détail toutes nos souffrances.
Elle quitta aussitôt la chambre et revint portant un bassin plein d’eau tiède. Là, tit’cœur, mo qu’a bien soigné vous.
Après m’avoir déshabillée, elle m’épongea, et frotta légèrement les ecchymoses douloureuses. Ça, bon pour coups, dit-elle.
Sa compresse m’apportait en effet un grand soulagement.
Tout en bavardant elle pansa soigneusement mes blessures, s’interrompant pour maugréer les lyncheur qu’elle appelait de tous les noms maudits. Une constatation bizarre que je fis, c’est le profond mépris que professent les nègres à l’égard des blancs qui ne possèdent pas d’esclaves, de même que le respect mêlé de crainte envers les propriétaires de nègres, respect qui grandissait avec le nombre d’esclaves.
J’ajouterai également que Dinah ne sut jamais que c’était à son maître que nous devions les coups reçus si honteusement.
Dinah ayant fini de me soigner, s’en fut à la commode et ouvrit un tiroir qui, à mon grand étonnement, était plein de linge de corps d’une extrême finesse ; elle m’enleva ma chemise et me passa une robe de nuit, après quoi elle me fit mettre au lit.
Elle sortit et revint peu après avec un plateau chargé de différents plats et d’une bouteille de champagne.
Elle plaça une petite table à la tète de mon lit et y mit tout ce qu’elle venait d’apporter.
Peu habituée à boire d’alcool, je demandai à Dinah une tasse de thé qu’elle me prépara immédiatement. J’étais encore très faible. Je mangeai néanmoins de très bon appétit et ce léger repas me réconforta un peu. J’avais momentanément presque oublié le passé, et ne me sentais pas le courage de penser au présent, à l’avenir moins encore.
Pendant le repas, Dinah me parla librement, mais toujours avec respect.
Je lui demandai quelques détails sur son existence :
Née dans la plantation même, elle s’y était mariée et y avait toujours vécu. Son mari était mort, la laissant sans enfants, et elle ajouta avec orgueil qu’elle était gouvernante de la maison et avait vingt femmes sous ses ordres.
Enfin elle se retira.
Mon lit était large et moelleux ; j’étais horriblement fatiguée, et, cette grande lassitude aidant, je m’endormis d’un profond sommeil…
La pendule de Saxe marquait huit heures lorsque je m’éveillai le lendemain ; tout d’abord, je fus étrangement surprise du lieu où je me trouvais, puis, peu à peu, la foule des événements se précisèrent en mon esprit malade : la honteuse exposition des parties les plus secrètes de mon corps, la terrible fouettée, et la chevauchée sur la barrière ; je frissonnais en pensant â Randolph, et à la promesse que je lui avais faite. Il pouvait venir d’un instant à l’autre. Peut-être épiait-il déjà mon réveil, caché là à quelques pas de moi ; le rouge de la honte me rendit cramoisie ; je sautai vivement hors du lit pour fermer la porte à clé… il n’y avait pas de clé !
Et quand j’eusse pu m’enfermer, à quoi bon pareille précaution ? Un jour ou l’autre, il faudrait bien me résigner au sacrifice inévitable.
Toute frissonnante, je me remis au lit, avec la crainte de voir entrer Randolph d’un moment à l’autre. Quand viendrait-il ?… Peut-être dans la journée, ou dans la nuit ? Me cachant sous mes couvertures, je m’efforçai de dormir. Impossible : toujours je voyais la face de Randolph essayant de sourire, ce qui me semblait l’affreuse grimace d’un satyre en furie.
Vers neuf heures, Dinah entra portant un plateau avec du thé et une lettre de Randolph : il me disait avoir été appelé à Richmond pour une affaire importante, et, peut-être, ajoutait-il, y serait-il retenu cinq ou six jours. Il avait fait prendre mes malles, et me disait de commander à Woodlands où je me trouvais, en maîtresse absolue.
Heureuse de ce répit inattendu, je bus mon thé et me recouchai.
Une jeune quarteronne venait d’entrer, portant un grand bassin qu’elle remplit d’eau froide, puis après avoir étalé tous les objets de toilette qui pouvaient m’être utiles, elle quitta la chambre.
Je pris mon bain et, tout en me séchant, je me regardais dans une grande psyché ; les marques de la flagellation avaient considérablement diminué, mais mes chairs étaient toujours sensibles au toucher. J’étais encore toute meurtrie entre les jambes, la barrière avait coupé mes chairs. Des larmes de rage jaillirent de mes yeux quand je vis les traces du honteux traitement que j’avais eu à subir.
Dinah revint et m’aida à m’habiller et à me peigner, puis me conduisit dans une chambre très confortable où deux jolies quarteronnes me servirent à déjeuner en me regardant curieusement de leurs grands yeux de gazelles. Ce repas terminé, Dinah vint m’annoncer que mes malles étaient arrivées.
Voir en ligne : Mémoires de Dolly Morton : Fleurs fanées (Chapitre XIV)
Texte établi par EROS-THANATOS d’après le roman érotique de Jean de Villiot, Mémoires de Dolly Morton, in En Virginie (Épisode de la guerre de sécession, précédé d’une étude sur L’Esclavage et les punitions corporelles en Amérique, et suivi d’une Bibliographie raisonnée des principaux ouvrages français et anglais sur la flagellation), Éd. Charles Carrington, Paris, 1901, pp. 1-186.
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